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CHRONIQUES
DE LA FORÊT

Le Morvan, un espace préservé et méconnu

Ci-dessous et dans l'idée de transmettre aussi fidèlement que possible ma découverte de cette région splendide, un petit texte réalisé pour la revue "La relève et la peste"en 2023 dans le cadre de leur numéro spécial "forêts".

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22 juin 2017. Les "bips" des courriels qui se déversent sur ma boite commencent à ressembler à mon rythme cardiaque qui s’emballe… Je me demande ce que je fais là.

 

3 ans que je gère des contrats, des chiffres, des contrats, des chiffres, quelques humains plus ou moins égarés et pour toute consolation, ma Porsche qui m’attends au second sous-sol, à la place 217 à côté de la voiture du Directeur Général, quelle chance !

Dans quelques minutes, le moteur va résonner sous le tunnel de la Défense et je vais rejoindre mon « pied à terre », un peu seul, un peu con…Il faut bien que cet argent serve à quelque chose.

 

Sur le coin du bureau, ma plante verte qui s’étiole, me regarde, autant désolé que moi de cette pathétique perspective. Je n’en suis pas très fier mais bon, en même temps, je prouve de quoi je suis capable, à quel point j’ai « réussi », moi qui, il y a quelques temps encore, visitait, équipé d’un fusil d’assaut et d’un gilet pare-balles, les nombreux et exotiques théâtres d’opérations de la planète.

 

Mais bon, elle ne me lâche pas cette plante verte, elle s’obstine et je commence à me demander si elle n’aurait pas le mal du pays, si la brise du soir qui soupire doucement dans les branches des forêts du Morvan ne lui manquerait pas ou si peut être, elle ne me manquerait pas, à moi.

 

Le Morvan… une île granitique couverte de verdure et de lacs et que j’ai découvert lors de randonnées solitaires en autonomie, alors que mon sac à dos, ma gourde et ma boussole constituaient l’équipement indispensable de ma modeste liberté provisoire.

Je l’aimais d’autant plus cette liberté qu’elle se méritait un peu, à la force des jambes et de cette détermination qui impose de continuer pour voir l’autre côté du vallon, puis l’autre, encore et encore.

 

Un an plus tôt, lors d’une nuit blanche, j’avais commencé à imaginer combien quelques planches posées les unes sur les autres au milieu de cette verdure pourraient m’apporter ce luxe ultime de me croire seul au monde, au moins pour quelques jours.

Je m’étais alors promis de me trouver un bout de terrain dans lequel je pourrais construire une cabane pour m’y réfugier, lorsque l’odeur des villes et de la performance me deviendraient insupportable, peu à peu.

 

Mais avant d’aller plus loin, petit flashback, machine arrière, je rembobine…

 

Au moment où j’écris ces lignes, j’ai 58 ans, 34 déménagements à mon actif, et presqu’autant de métiers différents (presque…) résultant de mon insatiable bougeotte dont l’origine oscille entre l’ennui rapide que génèrent chez moi les emplois « traditionnels », la fuite des responsabilités et moins glorieux peut-être, le besoin de me « singulariser » pour compenser sans doute quelques regards absents… Un grand classique.

 

Mais bref, si l’on exclut ces syndromes communs aux bipèdes qui peuplent habituellement les pays dits nantis, j’avais tout de même perçu – notamment lors de mes déambulations forestières – un « quelque chose » qui m’apportait, indépendamment de ma construction personnelle branlante, un sentiment de bonheur objectif.

 

La recette était généralement la même ; un zest de vent dans les branches, une pincée de lumière du soir, la solitude et tout cela remué de ma propre émotion d’être là, dans ce décor hors du temps, libéré pour un instant de la pesanteur habituelle.

Bien évidemment, après avoir identifié la cause à l’origine des effets, j’avais envie de retrouver sur demande cet état et je me décidais donc, au mois de mars 2013 à chercher le décor idoine.

 

Je lorgnais naturellement du côté du Morvan. Je connaissais bien l’endroit et de plus, sa situation à 3 heures de Paris en voiture pouvait me permettre de m’y rendre facilement.

La première annonce que je consultais vers 2 heures du matin me parût immédiatement la bonne.

 

Dans un premier temps, je ne lus même pas les phrases, quelques mots suffirent à chambouler ma cervelle de parisien ; lac… forêt… isolé…chalet…calme…loin… la photo (une seule) quant à elle se contentait de montrer l’endroit par suggestion.

 

On ne voyait pas un seul morceau de terrain, mais un bout de plage à quelques dizaines de mètres de la propriété avec une table, deux chaises, un petit déjeuner en place et derrière, un lac à perte de vue, enserré dans un écrin tout vert… Comme l’annonce le disait, un petit Canada proche de Paris…

 

J’enfourchais donc le week-end suivant ma fidèle monture (je parle de ma Porsche) qui allait d’ailleurs bientôt servir de monnaie d’échange et je filais plein sud vers les monts du Morvan.

Parti dès le matin, je me souviens d’avoir su, au sortir d’Avallon, que j’allais vivre là.

 

La brume matinale et l’impression de me retrouver dans un livre de Tolkien y étaient sans doute pour quelque chose, mais il y avait un autre élément indéfinissable et pourtant évident, j’étais chez moi.

 

Simultanément, je ressentais comme un nouvel espace-temps, bien éloigné du référentiel humain. La nature pouvait jouer là sa partition sans trop se soucier des petits parasites qui galopaient sur son dos. Il ne devait pas y en avoir assez dans ce coin-là finalement.

 

Encore quarante minutes de paysages tout en rondeurs et j’arrivais - après avoir traversé un pont, puis cheminé le long d’un sentier forestier – à mes futurs appartements…

Un ancien chalet de pêcheurs se tenait là, au milieu d’une clairière, n’attendant que moi pour lui redonner quelques couleurs.

 

Inutile de dire que je ne marchandais pas et achetais immédiatement les 8000 mètres carrés de forêt, le chalet et le bonheur autour.

 

Dès cet instant, je m’appropriais ipso facto le lac, les vastes étendues forestières alentours et me proclamait discrètement, par un accord tacite avec moi-même, le seigneur des lieux.

 

Les semaines qui suivirent, de retour sur Paris, je ne dormais pas plus qu’avant, mais mes insomnies, entrecoupées de visions, voyaient désormais défiler tableaux Excel, rendez-vous et autres occupations sans âme disparaître au choix sous des monceaux de feuilles, de mousse verte, ou directement au fond du lac.

 

J’étais totalement surexcité à l’idée de pouvoir transformer l’endroit sans aucune limite si ce n’est celle de mon imagination et de mes capacités de bricoleur amateur.

Je crois bien avoir pratiqué dès cet instant de la sophrologie sans le savoir, tant je répétais en imagination tout ce que j’allais faire à partir du vendredi soir, une fois troquée ma tenue de cadre contre une chemise épaisse et un pantalon avec tout un tas de poches.

 

Ainsi, chaque week-end se passa à défricher, grimper, bricoler, marcher, rêver, sentir le vent, prendre mon temps, voir, écouter et sentir… Vivre !

 

Tout en découvrant mon nouvel environnement, je réussissais peu à peu à rendre le chalet habitable en le transformant de fond en comble.

Je m’y rendais chaque week-end, tous les congés et puis, au fil des mois, je découvris son pouvoir magique, il ne me lâchait plus.

 

Chaque départ de Paris était follement joyeux et chaque retour, le dimanche soir, plus difficile. Je n’étais plus vraiment à mes "affaires", je perdais peu à peu l’appétit de la ville, du travail et de ses humains pressés.

J’avais maintenant une tanière, un endroit secret où je pouvais me réfugier et ce n’était pas l’envie qui m’en manquait. J’étais clairement possédé et je ne luttais pas vraiment.

 

En même temps, comme tous les hommes, ma lâcheté, soutenue par ma raison complice m’expliquait que tout cela n’était pas très raisonnable, qu’il fallait bien que je gagne de l’argent, qu’il était risqué de changer de vie, de se manifester ainsi et surtout, que demain, on verrait bien, il serait bien temps d’y penser, plus tard.

 

Sans quelques événements inattendus qui me poussèrent à franchir au moins le pas de ma porte, j’imagine que je serais encore aujourd’hui en train d’imaginer ma vie plutôt que de la concrétiser sous ce nouvel opus.

 

Finalement, je me retrouvais donc un jour à quitter mon confortable loft, mes confortables amis, ma confortable situation et ma confortable imagination pour aller me colleter à cette prochaine réalité, au fond des bois.

 

Contrairement à ce que je pensais, les débuts ne furent pas difficiles. Malgré des conditions de vie un peu spartiates, le sentiment de liberté m’enivrait chaque jour et compensait largement les quelques désagréments locaux.

 

Je compris à ce moment là - surpris moi-même par cette facilité à intégrer cette nouvelle vie - un principe fondamental qui allait radicalement changer mon ancienne façon de penser. Je mesurais simultanément combien j’avais moi-même construit mes propres limites et par là même, mon propre enfermement.

 

Il ne s’agissait pas - comme l’affirment les innombrables et volatiles théories de développement personnel - de penser à vouloir changer, vouloir comprendre, vouloir savoir, vouloir vouloir, vouloir je ne sais quoi, mais plutôt, dans une optique quasi mécanistique, de remplacer quelque chose par quelque chose d’autre.

 

Jusqu’à présent, je croyais qu’il était possible et même souhaitable, tel un incontournable accomplissement, d’accumuler, de remplir, de maximiser en quelque sorte mon temps et d’ingérer maladivement tout ce qui passait ; plaisirs, lecture, images, nourritures, impressions, rencontres…

 

Comme s’il ne s’agissait que de prendre.

 

J’imaginais qu’il était possible de ne pas payer en retour, une sorte de gratuité permanente, encore un tour de manège… Mais mon nouvel environnement m’apprenait progressivement autre chose. J’y reviendrais par la suite.

 

Or donc, bien décidé à honorer dans les règles ce nouveau contrat à durée indéterminée, je me mis à chercher comment rendre mon habitation totalement autonome car l’avantage de ma situation était aussi (à priori) un inconvénient pour tout ce qui touchait aux raccordements usuels, notamment pour l’eau et l’électricité.

J’aimais aussi cette idée de relative indépendance qui renforçait mon sentiment de liberté et je me lançais alors dans l’étude des différents systèmes existants.

 

Après pas mal de tâtonnements et d’expériences, je finis par installer mon "système solaire" et tout un dispositif de récupération d’eau de pluie et de filtrage.

Pour le chauffage, je bénéficiais de la générosité de Mère nature qui me fournissait gracieusement quelques arbres morts à débiter.

 

En quelques mois, je disposais d’un chalet confortable et mis à part quelques équipements énergivores (machine à laver, four électrique, sèche-cheveux, lave-vaisselle, etc.), je disposais de tout le nécessaire.

Au quotidien, il me fallait simplement et naturellement "décroitre" afin de conserver assez d’énergie, d’eau et de chauffage.

 

Ainsi, progressivement, je devenais vigilant quant aux lumières, à la durée des douches, au chauffage et me tenais désormais attentif à l’environnement. Quand il pleuvait, les cuves se remplissaient mais les batteries se déchargeaient et quand il faisait beau, c’était l’inverse.

 

Parfois, quelques jours se succédaient sans pluie, sans soleil et sans chaleur et je me prenais à penser au temps pas si lointain où tout le monde devait faire avec cela, sans possibilité de contourner ces contraintes.

Quel pouvait-être alors l’état d’esprit du moment ? Considérait-on la nature comme une alliée ou un adversaire à combattre au quotidien ? Avait-on seulement le temps de la réflexion ?

 

Au fil de l’eau, j’étais surpris d’apprécier au plus haut point les choses les plus simples ; un café sortant de la machine (une concession luxueuse), la température qui monte alors qu’il fait moins 10 dehors, le bruit de la pluie sur le toit et, luxe suprême, une douche chaude !

 

Pour cette dernière, il m’arrivait de repenser à tout ce que j’avais dû faire pour en arriver là et le plaisir était décuplé lorsque j’imaginais le cheminement complet d’une goutte jusqu’à mes cheveux.

Peut-être me lavai-je avec une eau provenant des montagnes d’Écosse ?

 

Quant au plaisir de se réveiller le matin avec, à travers la baie vitrée, la vue sur la forêt, les lumières qui changent à chaque instant et la possibilité d’être en prise directe avec la nature, je n’en parle même pas…

Les footings au bord du lac prenaient une nouvelle saveur. Exit les trottoirs, les feux, les voitures, le bruit, départ direct depuis la terrasse et retour direct sans passer par la case métro !

 

Néanmoins, au bout d’un an, il me fallut tout de même songer à retrouver un travail car les finances s’épuisaient tout naturellement, notamment suite à tous les aménagements que j’avais réalisés.

 

Après une année passée dans un emploi relativement sédentaire, j’ouvrais ma propre entreprise en tant que photographe et vidéaste.

Je m’étais formé en autodidacte et grâce à certains concours de circonstance, je fus en mesure de travailler régulièrement pour le Parc Naturel Régional, ce qui me permis de moins m’inquiéter pour l’avenir.

 

Au hasard des rencontres, je me mettais aussi au service d’associations de défense de la forêt et j’organisais même quelques actions "coup de poing".

C’est par cet intermédiaire que je commençais à voir - littéralement parlant - que quelque chose ne tournait pas vraiment rond.

 

Le peu de temps passé sur place ne me permettait pas de constater une différence notable sur la végétation, le rythme des saisons ou le débit des cours d’eau, mais peu à peu, grâce aux échanges, aux discussions et à une attention qui s’affutait, je constatais effectivement quelques modifications comparativement au moment de mon arrivée sur place.

 

Aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes, quelque chose se passe au-delà des épiphénomènes relayés par les médias. Il y a sans doute une part de subjectivité dans ce constat, mais insidieusement, je peux ressentir le malaise.

 

Chaque jour, dans ma forêt, je vois combien les arbres souffrent.

Les résineux, plantés en rangs serrés coupes rases après coupes rases sont malades. Les feuillus se fragilisent, cassent subitement ou tombent, simplement, déracinés.

 

Le chemin du bord du lac ressemble parfois par endroit à un mikado géant et plus personne ne prend la peine de dégager ces troncs enchevêtrés.

 

J’entends ponctuellement le bruit lourd des chutes et je ne suis plus très serein lorsque le vent souffle, me demandant si la couronne de feuillus qui entoure de près mon chalet ne va pas céder sous les bourrasques de plus en plus violentes.

Je vais sans doute devoir en couper un grand nombre avant qu’ils ne tombent d’eux-mêmes.

 

Tout en essayant de me raisonner, je devine comme une chape de plomb se déployer peu à peu.

 

Il m’est difficile de l’expliquer mais quelque chose a changé, l’ambiance est moins légère et je perçois plus difficilement les moments de grâce qu’il m’arrivait de vivre il y a encore deux ans.

 

Parallèlement, j’ai commencé à me demander s’il était possible de comprendre tant soit peu ce qui se passe, non pas au niveau des éléments visibles à l’échelle de nos perceptions habituelles d’être humain, mais en essayant de se saisir du niveau supra, propre à l’échelle d’une nature qui visiblement, s’adapte.

 

Ainsi, laissant de côté les éléments d’appréciation usuels sur la situation, je tente aujourd’hui de prendre un peu de recul, de hauteur, exercice difficile tant j’ai, tant nous avons coutume de voir ce qui nous entoure, uniquement à hauteur d’homme.

 

Aidé par mon imprégnation quotidienne avec la forêt, je constate désormais combien il est vain (et d’une folle présomption) de vouloir estimer pouvoir saisir ce que représente l’élément "nature" dans ce qu’il a finalement de mystérieux, d’intemporel, d’éloigné de ce que nous sommes.

 

Un monde qui se situe à une telle échelle de temps et de dimension différente de la nôtre qu’il n’est même pas certain que nous puissions penser en faire vraiment partie.

 

Deux espaces qui cohabiteraient et dont l’un n’aurait pas conscience de l’autre dans son insignifiance.

 

J’ai compris ou plutôt ressenti comme une possibilité combien ma présence ici avait été rendue possible par un échange, une "négociation" en quelque sorte.

J’abandonne une certaine forme de vie, de confort, d’habitudes, de possessions et en échange, il m’est permis de remplir l’espace ainsi libéré avec quelque chose d’autre.

La réalité objective est sans beaucoup plus compliqué que cette énonciation simpliste, mais le principe est là.

 

Pour se permettre une véritable nouvelle expérience, il faut abandonner l’idée de vouloir remplir ad nauseam un espace déjà plein, comme si nous ne disposions, par une obscure mesure, que d’une possibilité d’expérimentations limitées.

 

Une arithmétique de la vie formulée qui pourrait être formulée autrement : "Pour recevoir, il faut donner" ou plutôt "se séparer" de quelque chose.

 

Aujourd’hui, je crois que les dés sont jetés.

 

Je pense l’être humain condamné à voir la planète le rejeter faute d’avoir été simplement juste et équitable, faute d’avoir voulu s’empiffrer plutôt que déguster et prendre, toujours prendre…

 

Épilogue.

 

La lumière du soir qui vient se lover entre deux balancements souples de branches un soir de printemps, me bouleverse.

Ce « truc » inexplicable et somme toute ordinaire, provoque en moi quelque chose de gratuit, d’absolu, de non lié à l’humain, ses humeurs, ses préoccupations, son pauvre état de créature à la recherche de lui-même.

 

Ce « truc » qui révèle en un instant, dans une prodigieuse économie de moyens, dans ce morceau de morceau d’arbre même pas droit, toute la beauté du monde.

 

Et je suis là pour le voir.

Jean-Luc Pillard -Photographe(très)indépendant - Tél. 06 35 15 33 29

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